Georges Eeckhoud: Une sentinelle en Belgique!
Une sentinelle.
La littérature belge a eu son Maréchal en la personne
de Camille Lemonnier mais je serais tenté de dire qu'elle a aussi sa sentinelle
avec Georges Eeckhoud! Et je tiens à vous faire remarquer que le rôle de la
sentinelle est des plus important.
Une sentinelle est essentiellement un observateur
placé en faction pour faire le guet. Sa mission est de prévenir son peuple et
dans un sens plus large l'humanité entière des dangers qui les menacent.
Une sentinelle est en quelque sorte un conservateur
mais un conservateur au sens propre du mot: la conservation est en effet
l'action qui tend à prolonger la vie. Le conservateur d'une institution a pour
fonction d'assurer son maintien et si possible de l'enrichir. Ne dit-on pas que
l'hygiène est conservatrice de la santé.
Comme nous allons le voir en lisant des passages du
chef-d’oeuvre de Georges Eeckhoud, La Nouvelle Carthage, il a agi en sentinelle
passionnée et efficace de la Belgique essayant de la tenir éveillée et
vigilante dans la plupart des domaines qui touchent à la conservation de la vie
avec un grand V.
Un amour sans limite pour ceux qui
ou ce qui est méprisé ou bafoué.
L'amour un peu exceptionnel et vraiment tout azimut
qu'a Georges Eeckhoud pour son entourage est sa réponse au manque d'affection
dont il a fait l'objet dès sa naissance.
En effet, Georges Eeckhoud naît en 1854 de parents
flamands et ne connaît quasiment pas sa mère qui décède quand il n'a que deux
ans et son père meurt à son tour quand Georges a dix ans!
Il est mis sous la tutelle de son oncle, un grand
industriel anversois. Malgré l'estime profonde qu'il a pour cette famille
d'adoption, son déracinement et en quelque sorte son greffage forcé dans le
milieu de la trop haute bourgeoisie resteront dans sa mémoire comme une période
de captivité. Durant toute cette période il languit après l'amour de la nature
et des coutumes anciennes de sa terre natale qu'est parvenu à lui inculquer son
père.
Lisons comment il s'autobiographie et s’identifie à
Laurent Paridael dans la Nouvelle Carthage lorsqu'il décrit ses séjours en
congé scolaire dans la demeure patricienne de son oncle adoptif:
« A sa deuxième visite, et à celles qui
suivirent, lorsque les vacances le renvoyaient chez ses tuteurs, Laurent ne se
trouva pas plus acclimaté que le premier jour. Il avait toujours l’air de
tomber de la lune et de prendre de la place.
On n’attendait pas qu’il eût déposé sa valise pour
s’informer de la durée de son congé et on se préoccupait plus de l’état de son
trousseau que de sa personne. Accueil sans effusion : la cousine Lydie lui
tendait machinalement sa joue citronneuse ; Gina semblait l’avoir oublié
depuis la dernière fois ; quant au cousin Guillaume, il n’entendait pas
qu’on le dérangeât dans sa besogne pour si peu de chose que l’arrivée de ce
polisson, il le verrait bien assez tôt au prochain repas. « Ah ! te
voilà, toi ! Deviens-tu sage ?… Apprends-tu mieux. » Toujours
les mêmes questions posées d’un air de doute, jamais d’encouragement. Si
Laurent rapportait des prix, voyez le guignon ! c’étaient ceux précisément
auxquels M. Dobouziez n’attachait aucune importance…
L’appartement du jeune Paridael changeait de
physionomie comme le reste. Sa mansarde sous les toits revêtait un aspect de
plus en plus provisoire. Il semblait qu’on l’eût affectée de mauvaise grâce au
logement du collégien. Félicité ne l’avait déblayée que juste assez pour y
placer un lit de sangle.
Ce grenier ne suffisant plus à remiser les vieilleries
provenant de l’ancien ameublement de la maison, plutôt que d’encombrer de ce
bric-à-brac les mansardes des domestiques, la maîtresse-servante le
transportait dans le réduit de Laurent. Elle y mettait tant de zèle que
l’enfant voyait le moment où il lui faudrait émigrer sur le palier. Au fond il
n’était pas fâché de cet investissement. Converti en capharnaüm, son gîte lui
ménageait des imprévus charmants. Il s’établissait entre l’orphelin délaissé et
les objets ayant cessé de plaire une certaine sympathie provenant de la
similitude de leurs conditions. »
Comme l'écrit Remy de
Gourmont, il y a peu de dramaturges doués de cette large sympathie qui engage
un écrivain à fraterniser avec tous les modes et toutes les formes de la vie.
Il est un passionné, un amoureux fou de la vie, et la vie présente, non des
choses d'hier, des représentations mortes dont on retrouve les décors fanés
dans les cercueils de plomb, mais des êtres d'aujourd'hui avec toutes leurs
beautés et leurs laideurs animales, leurs âmes obscures, leur vrai sang.
Ses sympathies sont
multiples et très diverses; il aime tout. "Nourrissez-vous de tout ce qui
a vie." Il se fortifie à tous les repas que le monde lui offre; il
s'assimile la tendre ou la dure sauvagerie des paysans ou des marins avec
autant de certitude que la psychologie la plus déliée et la plus hypocrite des
créatures ivres de civilisation, l'inquiétante infamie des amours excentriques
et la noblesse des passions dévouées, le jeu brutal des lourdes mœurs
populaires et la perversion délicate de certaines âmes adolescentes. Il ne fait
aucun choix, mais il comprend tout, parce qu'il aime tout.
Cependant, soit
volontairement, soit cloué au sol natal par les nécessités sociales, il a
limité le champ de ses chasses fantastiques aux limites même des vieilles
Flandres. Cela convenait à son génie, qui est flamand, merveilleusement,
excessif en ses extases sentimentales comme en ses débauches vitales.
Ce que nous venons de lire
nous fait mieux comprendre une déclaration de Georges Eekhoud publiée dans La
Revue blanche en 1902 :
Je suis partisan de l'amour libre et je légitime
toutes les voluptés qui ne portent pas atteinte à la liberté d'autrui ou qui
n'impliquent pas un abus d'autorité, une tyrannie, une contrainte, une
violence, un arbitraire physique ou moral.
Danger d'un urbanisme sauvage
Voilà autant de sujets parmi les plus importants
auxquels notre société ne parvient pas à faire face aujourd'hui et qui ont été
déjà annoncé avec passion par cette sentinelle déjà visionnaire au siècle
passé! Nous ne pouvons pas dire que notre société n'avait pas été prévenue!
Georges Eeckhoud entrevoit le danger des villes
tentaculaires qui font disparaître la campagne pourtant nourricière avec ses
champs, ses moulins et surtout ses hommes travailleurs de la terre et leur
expérience millénaire. Lisons comment il en parle dans un autre passage de la
Nouvelle Carthage:
« Même pendant la journée, après l’une ou l’autre
remontrance, Laurent courait se réfugier sous les toits.
Privé de ses livres, il soulevait la fenêtre en
tabatière, montait sur une chaise et regardait s’étendre la banlieue.
Les rouges et basses maisons faubouriennes
s’agglutinaient en îlots compacts. La ville grandissante, ayant crevé sa
ceinture de remparts, menaçait et guignait les ravières d’alentour. Les rues
étaient déjà tracées au cordeau à travers les cultures. Les trottoirs bordaient
des terrains exploités jusqu’à la dernière minute par le paysan exproprié. Du
milieu des moissons émergeait au bout d’un piquet, comme un épouvantail à
moineaux, un écriteau portant cette sentence : Terrain à bâtir. Et,
véritables éclaireurs, sentinelles avancées de cette armée de bâtisses
urbaines, les estaminets prenaient les coins des voies nouvelles et toisaient,
du haut de leurs façades banales, à plusieurs étages, neuves et déjà d’aspect
sordide, les chaumes trapus et ramassés semblant implorer la clémence des
envahisseurs. Rien de crispant et de suggestif comme la rencontre de la cité et
de la campagne. Elles se livraient de véritables combats d’avant-postes.
Debout sur sa chaise, devant la topique étendue de
banlieue, il se saturait pour ainsi dire de nostalgie et ne s’arrachait à sa
morbide contemplation que sur le point d’éclater ; et alors, tombant à
genoux, ou se roulant sur sa couchette, il éjaculait en fontaines lacrymales
tous ces navrements et ces rancoeurs accumulées. Et le bruit guilleret des
moulins, clair et détaché comme le rire de Gina, et le grondement de l’usine,
bougon et rogue comme une semonde de Félicité, accompagnaient et stimulaient la
chute lente et copieuse de ses pleurs, - tièdes et énervantes averses d’un
avril compromis. Et cette berceuse narquoise et bourrelante semblait
répéter :
« Encore !… Encore !…
Encore !… »
Le danger du capitalisme !
Notre sentinelle a aussi crié pour avertir des dangers
du capitalisme sauvage avec ses conditions de travail inhumaines. Il levait en
même temps le voile sur le moteur de ce phénomène: un appât aveugle pour
l'argent au niveau le plus élevé de la société.
Je ne sais pas si vous avez entendu l'interview de
Madame le juge Eva Joly au sujet de la sortie de son livre! Elle crie aussi un
cri d'alarme sur la malhonnêteté généralisée qui règne dans la plupart des
entreprises et l'argent sale que l'on blanchit impunément. La société
occidentale est tellement droguée qu'elle ne s'en rend même plus compte et
c'est là le drame!
Mais voyons
comment Georges Eeckhoud nous laisse entrevoir ce phénomène dans un autre
chapitre de la Nouvelle Carthage qui désigne en fait Anvers:
« Les quinze cents têtes de la fabrique se
courbaient sous un règlement d’une sévérité draconienne. C’étaient pour le
moindre manquement des amendes, des retenues de salaire, des expulsions contre
lesquelles il n’y avait pas d’appel. Une justice stricte. Pas d’iniquité, mais
une discipline casernière, un code de pénalités mal proportionnées aux
offenses, une balance toujours penchée du côté des maîtres.
Saint-Fardier, un gros homme à tête de cabotin,
olivâtre, lipeux et cêpu comme un quarteron, parcourait, à certains jours, la
fabrique, en menant un train d’enfer. Il hurlait, roulait des yeux de basilic,
battait les bras, faisait claquer les portes, chassait comme un bolide d’une
salle dans l’autre. Au passage de cette trombe s’amoncelait la détresse et la
désolation. Par mitraille les peines pleuvaient sur la population ahurie. La
moindre peccadille entraînait le renvoi du meilleur et du plus ancien des
aides. Saint-Fardier se montrait aussi cassant avec les surveillants qu’avec le
dernier des apprentis. On aurait même dit que s’il lui arrivait de mesurer ses
coups et de distinguer ses victimes, c’était pour frapper de préférence les
vieux serviteurs, ceux qu’aucune punition n’avait encore atteints ou qui
travaillaient à l’usine depuis sa fondation. Les ouvriers l’avaient surnommé le
Pacha, tant à cause de son arbitraire que de sa paillardise.
Dobouziez, aussi entier, aussi autoritaire que son
associé, était moins démonstratif, plus renfermé. Lui était le juge, l’autre
l’exécuteur. Au fond, Dobouziez, ce taupin bien élevé, jaugeait à sa valeur son
ignare et grossier partenaire qu’un riche mariage avait mis en possession d’un
capital égal à celui de son associé. Le mathématicien s’estimait heureux
d’employer de gueulard, cet homme de poigne, aux extrémités répugnant à sa
nature fine et tempérée.
On avait remarqué que les coupes sombres opérées dans
l’important personnel coïncidaient généralement avec une baisse de l’article
fabriqué ou une hausse de la matière première.
Cependant Dobouziez devait refréner le zèle de son
associé qui, stimulé encore par une affection hépatique, se livrait à des
proscriptions dignes d’un Marius.
Industriel très cupide, mais non moins sage, Dobouziez
qui admettait l’exploitation du prolétaire, réprouvait à l’égal d’utopies et
d’excentricités poétiques toute barbarie inutile et toute cruauté
compromettante. Il assimilait ses travailleurs à des êtres d’une espèce
inférieure, à des brutes de rapport qu’il ménageait dans son propre intérêt.
C’était un positiviste frigide, une parfaite machine à gagner de l’argent, sans
vibration inopportune, sans velléités sentimentales, ne déviant pas d’un
millième de seconde. Chez lui rien d’imprévu. Sa conscience représentait un
superbe sextant, un admirable instrument de précision. S’il était vertueux,
c’était par dignité, par aversion pour les choses irrégulières, le scandale, le
tapage, et aussi parce qu’il avait vérifié sur la vie humaine que la ligne
droite est, en somme, le chemin le plus court d’un point à un autre. Vertu
d’ordre purement abstrait.
S’il désapprouvait les éclats de son trop bouillant
acolyte, c’était au nom de l’équilibre, du bel ordre ; par respect pour
l’alignement, le niveau normal, pour sauver les apparences et préserver la
symétrie.
En se promenant dans la fabrique, ce qui lui arrivait
à de très rares occasions, par exemple lorsqu’il s’agissait d’expérimenter ou
d’appliquer une invention nouvelle, il s’étonnait parfois de l’absence d’une
figure à laquelle il s’était habitué.
-
Tiens ! disait-il à son
compère, je ne vois plus le vieux Jef ?
-
Nettoyé ! répondait
Saint-Fardier, d’un geste tranchant comme un couperet.
-
Et pourquoi cela ? objectait
Dobouziez. Un ouvrier qui nous servait depuis vingt ans !
-
Peuh !… Il buvait… Il était
devenu malpropre, négligent ! Quoi !
-
En vérité ? Et son
remplaçant ?
-
Un solide manœuvre qui ne touche que
le quart de ce que nous coûtait cet invalide.
Et Saint-Fardier clignait malicieusement de l’œil,
épiant un sourire d’intelligence sur le visage de son associé, mais l’autre
augure ne se déridait pas et sans désapprouver, non plus, ce renvoi, rompait
les chiens d’un air indifférent.
Certes, il fallait à ces ouvriers une forte dose de
philosophie et de patience pour endurer sans se rebiffer la superbe, les
mépris, les rigueurs, l’arbitraire des patrons armés contre eux d’une légalité
inique ! »
Georges Eeckhoud est encore là pour nous avertir du
danger de la relocalisation des entreprises dans des pays où la main d'oeuvre
est plus proche de l'esclavage que de la notion plus noble que l'on se fait des
travailleurs. En fait il nous le fait sentir par la similitude lorsque les
riches négociants d'Anvers font appel aux dockers hollandais très bon
marché pour contrecarrer les exigences
légitimes des travailleurs du port d'Anvers. Tout cela est fort semblable aux
forces aveuglées par l'argent du capitalisme qui du jour au lendemain
déménagent des usines entières tantôt vers la Chine ou vers le Mexique laissant
des régions entières démoralisées et en plein abandon.
Georges Eeckhoud est aussi présent quand il dénonce
les drames causés par la pollution
industrielle due aux produits chimiques qui non seulement provoquent des
maladies mortelles chez les travailleurs mais qui en plus se déversent dans les
rivières pour répandre la mort dans tous les environs!
Les bons et les mauvais riches, et
ceux qui sont au plus bas.
Georges Eeckhoud ne condamne pas aveuglément les
forces de l'argent. D'un côté, il dénonce les caisses noires utilisées par une
certaine bourgeoisie pour conquérir frauduleusement le pouvoir en manipulant
les foules notamment dans les campagnes plus conservatrices. Il dénoncera aussi
les chantages mafieux utilisés par un homme politique sans scrupule voulant
s'éviter une ruine certaine en forçant un industriel de haute valeur morale à
le suivre dans sa chute au risque sinon de souiller le nom de sa fille unique et sans défense.
Mais de l’autre côté il fait admirer une autre
richesse celle d'un négociant qui viendra en aide à ce même industriel en
utilisant son argent sans compter ni juger le passé et surtout sans humilier la
personne ruinée, blessée et maintenant dans le besoin.
Lisons dans ce passage des plus encourageant sur le
potentiel du genre humain comment le couple Daelmans accueille Monsieur
Dobouziez menacé par la ruine et le chantage:
« Daelmans-Deynze sait depuis longtemps que
l’usine périclite, il n’ignore pas moins les sacrifices auxquels se résigna
Dobouziez pour établir sa fille et venir en aide à Béjard ; il pourrait
manifester à son interlocuteur un certain étonnement devant une pareille
proposition, et ravaler l’objet offert afin de l’obtenir à des conditions
léonines ; mais Daelmans-Deynze y met plus de discrétion et moins de
rouerie. Au fond, il ne nourrit pas grande envie de s’embarrasser d’une affaire
nouvelle par ce temps de crise et de stagnation, mais il a deviné, dès les premiers
mots de l’entretien, voire par la démarche même à laquelle s’est décidé
Dobouziez, que celui-ci se trouve dans des difficultés atroces, et Daelmans
appartient à la classe de plus en plus restreinte de commerçants qui
s’entr’aident. Non, admirez le tact avec lequel M. Daelmans débat les
conditions de la reprise. Afin de mettre M. Dobouziez à l’aise, il ne feint
aucune surprise, il ne prend pas ce ton de compassion qui offenserait si
cruellement un homme de la trempe du fabricant ; il ne lui insinue même
pas que s’il consent à racheter la fabrique, de la main à la main, c’est
uniquement pour obliger un ami dans la détresse. Pas une récrimination, pas un
reproche, aucun air de supériorité.
Oh ! le brave Daelmans-Deynze ! Et ces bons
sentiments ne l’empêchent pas d’examiner et de discuter longuement l’affaire.
Il entend concilier son intérêt et sa générosité ; il veut bien obliger un
ami, mais à condition de ne pas s’obérer soi-même. Quoi de plus
équitable ? C’est à la fois strictement commercial et largement humain.
Cependant ils vont conclure.
Reste un point que ni l’un ni l’autre n’osent aborder.
Il faut bien s’en expliquer cependant ; tous deux l’ont au cœur. Mais
Dobouziez est si fier et Daelmans si délicat ! Enfin, Daelmans se décide à
prendre, comme il dit, le taureau par les cornes :
-
Et sans indiscrétion, monsieur
Dobouziez, que comptez-vous faire à présent ?
L’autre hésite à répondre. Il n’ose pas exprimer ce
qu’il souhaiterait.
-
Ecoutez, reprend M. Daelmans, vous
accueillerez mes ouvertures comme vous l’entendrez et il est convenu d’avance
que vous me les pardonnerez, au cas où elles vous paraîtraient inacceptables…
Voici. La fabrique changeant de propriétaire, il serait désastreux qu’elle
perdît du même coup son directeur… Vous me comprenez ? Je dirai même que
cette éventualité suffirait pour faire hésiter l’acquéreur. Des capitaux se
remplacent, monsieur Dobouziez, l’argent se gagne se perd – se gaspille,
allait-il dire, mais il se retint – se regagne. Mais ce qui se trouve et ce qui
se remplace difficilement, c’est un homme de talent, un homme instruit, actif,
expérimenté, un homme du métier… C’est pourquoi, je vous demande, monsieur
Dobouziez, si vous verriez quelque inconvénient à demeurer à la tête d’une
industrie que vous avez édifiée et que vous seul pouvez maintenir et
perfectionner… Nous comprenons-nous ?
S’ils se comprenaient ! Ils ne pouvaient mieux se
rencontrer. C’était précisément la
solution qu’espérait M. Dobouziez. »
Georges Eeckhoud encourage à fréquenter les maisons
pénitentiaires pour défendre les prisonniers et faire remonter la pente plutôt
que d'enfoncer le condamné sur la voie du repentir.
Il est aussi derrière Emile Zola lors de son action à
contre courant de la société pour faire rendre justice à Dreyfus.
Continuer sa route jusqu'à se
retrouver presque seul pour mourir.
Georges Eeckhoud s'enfonce tellement profondément dans
l'amour qu'il est atteint par l'ivresse des grandes profondeurs, si l'on peut
dire.
D'une part il a une liaison avec Sander Pierron de
vingt ans son cadet.
D'autre part cette ivresse l'empêche aussi de haïr la
population allemande en pleine misère vers la fin de la première guerre mondiale de même qu'il ne se sent pas
capable de condamner certains mouvements défendant la cause de la population
flamande dominée à cette époque par l'autre communauté du pays.
La reprise en main de
l'État, en 1918, par la bourgeoisie conservatrice francophone est impitoyable.
De manière abusive, Eekhoud est condamné et sanctionné. Il est rejeté par de
nombreux éditeurs.
Et pourtant n'a-t-il pas
essayé de mettre en pratique ce beau proverbe de la Bible qui dit:
"Si ton ennemi a faim,
donne-lui du pain à manger, s'il a soif, donne-lui de l'eau à boire. Car ce
sont des charbons ardents que tu amasses sur sa tête, et Yahveh te le rendra."
Si la Belgique de l'époque
l'avait écouté, n'aurait-on pas pu éviter la Shoah et la seconde et atroce
guerre mondiale? Le roi Albert avait aussi perçu ce danger!
La fin difficile d'un homme
resté libre dans sa conscience.
En 1914 Eekhoud a 60 ans. En
1920, quand ces querelles s'apaisent enfin, c'est un homme fini. Il meurt
infiniment triste et amer en 1927. De son vivant le purgatoire, pour lui, fut
un enfer. Mais néanmoins il meurt en homme libre dans sa pensée et il nous
laisse une abondance d'enseignements si nous voulons à notre tour prendre la
relève de cette prestigieuse sentinelle des moeurs dangereuses de la société
dans laquelle nous vivons.